Le cadre à bâtisse libre : vers une autonomie en cire…

Publié le : 29 octobre 2018

Joseph Deschamps est apiculteur bio à Saint Ferréol Trente Pas (26) depuis 2007. Ses différentes expériences l’ont amené à utiliser la technique du cadre à bâtisse libre sur son rucher de 130 ruches. Il témoigne.

Qu’est ce qui t’a amené à utiliser cette technique ?

« Je suis certifié en apiculture biologique depuis mon installation et je cherche à donner de la cohérence à mes pratiques en lien avec les objectifs de la bio.

En cela, acheter de la cire bio m’a vite posé question. Ne produisant pas les quantités annuelles de cire nécessaires au gaufrage d’un lot personnel par un cirier, j’étais contraint de me procurer de la cire du marché.

En 2010 puis 2011, j’ai été confronté à des lots de cire gaufrée franchement rejetés par mes abeilles : chaque gaufre ou presque engendrait un cadre difforme, présentant des constructions anarchiques en relief, ou des zones carrément délaissées. Exaspéré par les heures de travail inutiles, des dépenses perdues, le flou régnant autour des origines de la cire bio, et surtout éclairé par l’évident refus des abeilles, je me suis mis en quête d’alternatives en 2012. »

Comment procèdes-tu ?

« J’ai rencontré plusieurs collègues qui se tournaient vers une construction de cadres bâtis librement par les abeilles, à partir d’une simple amorce.

Certains équipent leurs cadres de fils verticaux, mais n’y insèrent pas de cire gaufrée, ce qui apporte déjà une relative satisfaction puisque l’on constate que les abeilles s’en sortent très bien ainsi, et que les cadres obtenus sont solides et tout à fait efficients. Mais ce sont les techniques proposant de se passer des fils métalliques qui ont le plus retenu mon attention. J’ai remarqué, comme beaucoup, que la reine délaisse souvent les cellules traversées par l’un deux, et surtout à quel point ils compliquent le travail de réforme des vieux cadres. De plus, on les accuse parfois d’être des râteaux à ondes électromagnétiques… On peut donc se passer totalement des fils et laisser bâtir les abeilles dans un champ de construction parfaitement libre.

C’est ce que propose la méthode que j’ai choisie et adaptée à mes besoins : un cadre vierge, muni d’une diagonale en bois de 10x10mm pour maintenir l’équerrage et assurer la rigidité du rayon lors des visites de ruche ou des transhumances. Tous les types de cadres peuvent être équipés. Je me limite aux cadres de corps Dadant car je ne dispose pas d’un extracteur adapté pour ce qui concerne les hausses bâties librement (un collègue ardéchois, ayant un extracteur tangentiel réversible à paniers, applique la méthode aux hausses de ses 180 ruches).

J’ai rencontré sous plusieurs formes ce « cadre à jambage », baptisé ainsi par M. Nicollet qui a contribué à diffuser la méthode, et toutes donnent des résultats similaires, et apportent une grande satisfaction aux apiculteurs. »

Quels sont les atouts et freins de cette méthode ?

« Les intérêts de la méthode sont nombreux.

Outre celui de s’affranchir d’un produit redevenu inutile, le principal intérêt est la possibilité pour nos colonies de se développer sur leur propre cire, vierge de tout produit chimique ou résidu. C’est un atout majeur d’un point de vue sanitaire.

Par ailleurs, les abeilles décident désormais librement du ratio entre mâles et ouvrières. C’est capital : nos abeilles souffrent de cette cire gaufrée qui rend quasi inexistant le couvain de mâles dans les ruches depuis 100 ans. Or les mâles représentent 10 à 20 % de la population d’une colonie, variant en fonction de l’âge des reines et du développement de la colonie.

D’autre part, sur le long terme, la taille de la cellule d’ouvrière redeviendra peu à peu plus petite, retour amorcé vers la cellule hexagonale naturelle qui constitue la matrice primordiale de l’espèce (4,9mm env. au lieu des 5,1 à 5,3 rencontrés en cire gaufrée). La population d’une ruche augmentera alors puisque dans un même volume on trouvera bientôt plus de cellules.

Finies aussi les surépaisseurs entre le fond des cellules, apportant des améliorations en terme de thermorégulation du couvain et de diffusion des phéromones : ce 1,5 mm de cire gaufrée nous paraît insignifiant à notre échelle, mais du point de vue de l’abeille il est énorme.

Tous les partisans du cadre à bâtisse libre observent un dynamisme réjouissant des colonies en période d’édification des rayons : la fonction cirière rétablie dans sa verticalité (versus horizontalité quand il s’agit d’étirer une gaufre) redonne de l’activité aux cirières, contribuant peut être aussi à une meilleure régulation de la colonie en période d’essaimage.

On se réjouira enfin de pouvoir réformer des cadres si rapidement, à même le rucher, en supprimant les bâtisses usagées d’un coup de lève cadre. Les cadres à jambage, bien équipés au départ, le sont pour une vie entière d’apiculteur (fixation de la diagonale avec des vis ou des agrafes conséquentes).

Enfin, le spectacle des chaines cirières à l’œuvre, étirant des rayons entiers en parfois moins de 24h, anéantit définitivement le fantasme du prétendu soutien qu’apporterait la cire gaufrée à l’espèce. Tout se passe comme si on n’avait rien inventé à part des complications…

Il faut bien citer quelques freins : lorsqu’on débute, il faut se doter d’un certain doigté dans la manipulation des cadres fraîchement bâtis, et d’une certaine prudence lorsqu’on introduit ses premiers cadres libres. Par précaution on n’introduira jamais deux cadres libres à la suite, mais toujours intercalés entre deux cadres déjà bâtis (le but restant bien sûr de garder des cadres standards, bien droits, transposables d’une ruche à l’autre). Après un à deux cycle de couvain, la rigidité du rayon n’aura plus rien à envier à un cadre muni de fils de fers. »

Conclusions…

« Cette méthode et ses quelques variantes sont toutes accessibles aux apiculteurs débutants, comme aux plus aguerris. Des collègues mènent ainsi 400 ruches Langstroth transhumantes sur bâtisses libres.

La question de l’autonomie en cire ne se pose plus dans la mesure où la cire redevient un matériau excédentaire dont l’apiculteur n’a presque plus besoin (une petite amorce en tête de cadre : 1 feuille de cire pour 15-20 cadres, mais un simple filet de cire fondue fera amplement l’affaire).

Le choix de laisser bâtir les abeilles par elles- même n’impacte en rien la production de miel, pas plus (et sans doute moins) qu’en choisissant l’utilisation de cire gaufrée.

A l’heure où nous cherchons des solutions dans les méandres de la génétique apicole, que les abeilles payent un lourd tribut à l’industrialisation des exploitations, et que l’artificialisation des pratiques apicoles témoigne bien peu de la bienveillance que nous devrions porter à nos abeilles, nous pouvons faire un petit pas de côté, et entamer la nécessaire réflexion de la décroissance soutenable en apiculture.

Bien sûr la méthode présentée ici ne saurait à elle seule révolutionner notre vision de l’apiculture, mais elle contribuera sans doute à modifier un tant soit peu notre rapport au vivant, à l’abeille donc, accompagnés en cela par l’odeur suave de la cire nouvelle et l’allégresse des cirières… »

Pour aller plus loin :

Propos recueillis par Marie Cadet, Agribiodrôme