Le pâturage pour déprimer les céréales et détruire les couverts : des bénéfices multiples

Publié le : 16 avril 2024

Le déprimage, une technique ancienne consistant à faire pâturer des parcelles céréalières par des animaux, généralement des ovins, au stade début de tallage, a pour objectif de favoriser ensuite un meilleur tallage des cultures, d’apporter des éléments fertilisants complémentaires, et potentiellement de faciliter la gestion de certains adventices. Certains céréaliers font également appel aux éleveurs ovins pour la gestion de leurs couverts d’interculture. Ceci afin de s’affranchir d’interventions mécaniques pour leur destruction, et, comme pour les céréales, de tirer profit d’amendements organiques directs.

Pour réintroduire cette technique dans les plaines céréalières iséroires, plusieurs essais ont été menés ces dernières années, accompagnés par l’ADABio. Ceci en s’inspirant de tests conduits par Biobourgogne précédemment. Sur céréales et couverts, ils avaient observés un effet positif sur le contrôle de certaines adventices. De plus, le rendement était légèrement supérieur, notamment grâce à un meilleur tallage associé à un bon remplissage des grains. Trois céréaliers, membres du groupe Dephy mixte Eleveurs céréaliers du Nord Isère, animé par l’ADABio, inscrits dans une volonté d’accompagnement vers des pratiques limitant les intrants, et dans un rôle de « vitrine » des méthodes bio, se sont ainsi essayés à cette technique sur leurs céréales et également sur leurs couverts, avec des retours encourageants.

Une alternative au travail mécanique et à la fertilisation

Le passage des animaux dans les parcelles céréalières permet par le piétinement de rappuyer le sol en fin d’hiver, de limiter la battance sans pour autant compacter le sol. Le pâturage se substitue ainsi au passage d’outils en ayant un effet sur le sol similaire à un roulage par exemple. A noter qu’il reste tributaire de l’état du sol, une bonne portance étant indispensable. Dans le cas du pâturage des couverts, les agriculteurs isérois voient dans cette technique un gain de temps et une moindre mécanisation, non négligeables. Un bénéfice attendu est par ailleurs le rôle fertilisant pour la céréale, et ainsi l’impact sur le rendement, de l’apport d’amendements organiques via les déjections des ovins. Si l’essai pâturage bourguignon témoignait d’une différence de coloration entre zone pâturée et zone témoin, ce facteur fertilisation reste confondu avec d’autres composantes du rendement comme le tallage. Le distinguer dans les essais isérois relèverait d’une analyse de sol et de végétation approfondies.
De plus, comme cela a pu être observé en Isère, le pâturage, effectué tardivement, a conduit à un retard de la dégradation et de la minéralisation de la matière organique. La reprise de végétation n’a ainsi pas pu en bénéficier, bien qu’un avantage sur le développement ultérieur de la culture ne soit pas exclu.

On vous renvoie vers notre article sur les différentes solutions de destruction mécanique des couverts végétaux en Agriculture Biologique de Conservation

Un atout contre les bioagresseurs

Le déprimage des parcelles céréalières par les animaux est également un levier pour réduire les dégâts causés par la macrofaune et plus largement les bioagresseurs (limaces, rongeurs et certains ravageurs insectes), prédateurs qui pourraient être préjudiciables pour la récolte. Par ailleurs, le pâturage permet potentiellement, par ingestion de feuilles malades des plantes cultivées, de réduire la charge infectieuse sur la parcelle et donc le risque sanitaire. Enfin, un objectif majeur visé par cette technique est de maîtriser par le pâturage, et donc l’ingestion ou le piétinement, la population adventice. L’essai de Biobourgogne témoignait d’un impact positif du pâturage sur certaines adventices comme le mouron, le gaillet et certaines ombéllifères. Un effet positif du « surpâturage », du pâturage avec un chargement fort sur une période réduite, avait été observé sur la véronique. Cela n’a pas été visible sur les essais isérois car peu d’adventices étaient présentes.
Cependant, un effet favorable a été observé en septembre, après un déchaumage, avec l’observation d’une meilleure propreté des parcelles pâturées, bénéfice non négligeable pour la culture suivante.

Une pratique qui « sécurise » le rendement

Si elle peut impressionner, avec un effet « terrain nu » observé juste après pâturage, cette technique est prometteuse car elle influe potentiellement sur plusieurs composantes du rendement. Ainsi, le stress engendré par le pâturage des ovins sur la céréale va favoriser le développement racinaire. De plus, d’un point de vue physiologique, l’afflux plus important de lumière à la base de la plante favorise le tallage. En conséquence, une meilleure compétitivité de la culture face aux adventices, et un impact positif sur le rendement à la récolte sont attendus et parfois observés en particulier si associé à un remplissage satisfaisant du grain. Ce fut le cas l’an dernier chez un agriculteur du groupe Dephy isérois, avec un rendement de 42q/ha en parcelle pâturée contre 35q/ha seulement de moyenne en parcelle non déprimée.
Par ailleurs, en complément de son rôle dans la composante du rendement, un bénéfice observé est le rôle du pâturage du troupeau dans la régulation de la densité de la céréale dans les zones sursemées et donc son impact sur l’homogénéité de la parcelle, et le rendement.
Enfin, cette technique valorise une biomasse qui ne serait en partie pas mobilisée par la culture. En effet, la céréale produit des feuilles dans le but de remplir des grains. Or, certains stress physiologiques (carences, sécheresse) peuvent impacter cette composante du rendement, une partie de la biomasse ne sera ainsi pas mobilisée. Le pâturage intervient pour y remédier. S’il laisse entrevoir un effet favorable sur le rendement, il faut noter que le déprimage a tendance à décaler légèrement la récolte, ce qui encourage à la vigilance en année sèche.

Valoriser une biomasse rarement mobilisée et à forte valeur nutritionnelle

Si en céréale le pâturage permet de valoriser une partie de la biomasse, dans le cas du pâturage des couverts, il revêt une dimension plus prégnante avec la valorisation d’une végétation (souvent obligatoire aujourd’hui) qui serait sinon détruite. Semés entre deux cultures, souvent comme CIPAN ou pour préserver (ou améliorer) la structure du sol, les couverts sont, associés aux repousses de cultures et aux adventices, une réserve de biomasse non négligeable, la valoriser par le pâturage prend donc tout son sens. Cette pratique interroge ainsi sur le gaspillage d’une telle ressource dans le paysage agricole, en particulier à une période de « creux », où la disponibilité en surfaces fourragères est limitée pour les éleveurs. Dans le cas des couverts, il est intéressant de relever qu’en cas de pâturage en fin d’hiver, il semble pertinent de s’affranchir, dans les mélanges, des espèces gélives, pour  permettre éventuellement un pâturage des repousses.

Pour aller plus loin sur la sécurisation de son système fourrager face au changement climatique : https://www.produire-bio.fr/articles-pratiques/changement-climatique-comment-securiser-son-systeme-fourrager/

Une technique exigeant réactivité et disponibilité des éleveurs

Utilisée dans de nombreuses régions du monde, et de retour dans plusieurs régions françaises, cette technique s’envisage avec plusieurs points de vigilance, à la fois pour le céréalier et pour l’éleveur. Pour le céréalier, il est indispensable de s’assurer d’une bonne portance du sol, et de pouvoir être réactif selon les stades de la céréale, en identifiant le stade limite à ne pas dépasser, à savoir le stade épi 1cm sous la gaine, sous peine de pénaliser le rendement. De plus, le léger décalage de la récolte est à intégrer dans la gestion de la rotation.
Pour l’éleveur, une forte disponibilité est nécessaire, pour la surveillance du troupeau (et une vigilance sur le risque de boiteries) et pour la manutention, un déplacement fréquent des clôtures (filets) étant indispensable (1 zone pâturée par jour d’après les exemples isérois étudiés). Les systèmes d’élevage 100% pâturant sont ainsi un interlocuteur privilégié pour la mise en place de ces pratiques. Si les bénéfices agronomiques sont maintenant plus clairs, l’intérêt de cette pratique en élevage n’est lui aussi pas négligeable. Ainsi, ces parcelles de couverts ou céréales n’ont pas de charge parasitaire, ce qui est favorable à la santé du troupeau. De plus, l’absence d’infection respiratoire et un bon état corporel (laine et peau) sont observés.
A noter que les mélanges de couverts, sélectionnés pour leur pertinence agronomique, apportent aussi une valeur nutritive (ration diversifiée) bénéfique aux animaux. Certaines espèces acidogènes sont cependant à limiter en pur (luzerne et trèfles).

Une technique à essaimer qui repose sur la coopération

Une journée d’échange s’est tenue en février 2022 sur une exploitation bio du groupe Dephy isérois, où la technique est expérimentée depuis 2 ans. Organisée par l’ADABio, en collaboration avec la Chambre d’Agriculture, cet évènement visait à faire connaitre cette pratique et ses atouts et la relayer sur le territoire isérois auprès des éleveurs, céréaliers et polyculteurs-éleveurs. Il s’inscrivait dans un objectif double : convaincre les céréaliers des bénéfices pour leurs céréales et pour la gestion de leurs couverts, mais aussi les éleveurs ovins, de l’intérêt de la ressource et du bénéfice pour le bien-être animal.
Dans cette pratique reposant souvent sur un accord oral, non monnayé, où une communication régulière est essentielle, se dessine un fort potentiel de synergie entre producteurs, dans les campagnes iséroises, et une louable volonté d’autonomisation vers des pratiques plus durables.

Le déprimage c’est aussi pour les génisses !

En Haute Vienne, accompagné par le CIVAM Limousin, un éleveur utilise avec succès depuis plusieurs années le pâturage sur céréales et sur méteil enrubannage de ses génisses, avec bien sûr un chargement faible (10UGB/ha max).

Resultats : de meilleurs rendements et un effet positif sur la gestion de l’oïdium sur pois.

Qu’est-ce qu’un groupe Dephy ?

C’est un collectif membre du réseau Dephy Ferme, un réseau de démonstration et de productions de références de terrain. Il s’appuie sur près de 1 900 exploitations agricoles volontaires mettant en œuvre un projet de réduction du recours aux produits phytosanitaires. Ces exploitations sont réparties en 185 groupes d’une dizaine d’agriculteurs, animés et accompagnés par des ingénieurs réseaux issus d’une diversité de structures (Chambres d’agriculture, coopératives, CIVAM…)

Quel type d’essais pour étudier le pâturage ?

Les expérimentations menées dans les exploitations en Isère (et auparavant en Côte-d’Or), comparent trois modalités en cultures de céréales et couverts : les zones pâturées avec un chargement moyen sur une période longue, et un surpâturage, à savoir un chargement fort, sur une période courte (une demi-journée environ). Ce comparatif permet d’identifier des tendances. Pour aller plus loin en Isère, une analyse du taux de protéines dans les céréales, et une évaluation « à la loupe » des adventices est en projet. En île de France un dispositif d’études récent, porté par Agrof’île, s’intéresse de près à cette pratique, dans un réseau de fermes céréalières et de polyculture-élevage: le POSCIF ou Pâturage Ovin en Système Céréalier en Ile de France, et a montré des résultats prometteurs: www.agrofile.fr/poscif/

« Je vais faire pâturer mes parcelles de féverole cette année. D’après moi, si c’est pâturé dans les mêmes périodes que la destruction mécanique ou chimique, la reprise après en travail du sol est la même, c’est juste une économie de temps et de frais de mécanisation. Le retour réel en termes d’azote, de matière organique pour ma part n’a jamais été mesuré. »

Sébastien GALMICHE
Céréalier
Villette de Vienne

« J’ai utilisé cette technique en céréale en 2020 et je fais pâturer mes couverts depuis plusieurs années par l’éleveur ovin bio voisin. Le pâturage semble favoriser une meilleure maitrise des adventices. La contrainte reste la manutention nécessaire pour les parcs et la gestion des semis pour avoir une fenêtre de temps adaptée pour pâturer »

Frédéric PELLET
Céréalier
Gillonnay

« Nous avons d’abord fait un essai sur quelques parcelles, et cette année, ce sont 21ha de couverts, en mélange Avoine/Trèfle d’Alexandrie/Féveroles, et 4ha de céréales, qui ont été consommés. Il y a aussi des Trèfles qui ont été implantés sous couvert de céréales d’automne en fin d’hiver. »

« L’objectif agronomique est de disposer d’une triple complémentarité pour maximiser la fertilité du sol : couverts/culture principale/animaux.

Didier BOICHON
Céréalier
Chozeau

D’après un article de Charlotte Dor pour l’ADABIO paru au printemps 2022 dans le La Luciole n°35